« Je ne changerai pas de route à cause de mon nom,
Je ne changerai pas de nom à cause de ma route. »
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C'[/mks_dropcap]est par ces mots limpides du mythique homme politique et chef religieux chiite Hassan Ibn al-Sabbâh, plus connu sous le surnom, évoquant sagesse et hauteur, de « Vieux de la Montagne », que s’ouvrait Rock La Casbah, l’autobiographie généreuse et grinçante du chanteur algérien francophile Rachid Taha, coécrite avec le journaliste Dominique Lacout et publiée en 2008 aux éditions Flammarion.
Si la formule ne suffit pas, à elle seule, à résumer toute la complexité de cette personnalité hors normes (et bord cadre), elle rend bien compte de toute la singularité du parcours profondément atypique et original, entre mélancolie chevillée au corps et enthousiasme inoxydable, de cet immense artiste qui vient tout juste de nous quitter.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]N[/mks_dropcap]é en 1958 à Sig, en Algérie, Rachid Taha grandira à Oran avant que sa famille n’émigre en France, dans la région de l’Alsace (« c’était déjà la double peine », s’en amusera-t-il affectueusement quelques années plus tard). Après un détour par les Vosges, c’est à Lyon qu’il se fixera davantage, et y fera ses premières armes artistiques en tant que chanteur du groupe Carte de Séjour. Nous ne sommes qu’à l’aube des années 1980, et si Taha est alors séduit par la ligne claire des anglais de Joy Division, le son de la formation évolue plutôt sur une tendance punk rock à la sauce raï, tentant un rapprochement alors inédit entre les musiques orientales et les collages protéiformes de The Clash ou des Talking Heads.
Malgré la publication de deux albums riches et tranchants, c’est la reprise d’un standard du chanteur Charles Trenet, l’emblématique Douce France, qui mettra Rachid Taha et ses acolytes sur le devant de la scène en 1986 : brandi comme un symbole antiraciste prônant l’égalité et la tolérance, le succès de cette version, qui ira jusqu’à la distribution du 45 tours en pleine Assemblée Nationale, par le Ministre de la Culture de l’époque, Jack Lang, sera déjà une source de quiproquos. Incomprise par ses détracteurs comme par ses partisans, cette Douce France-là n’était pourtant ni une vile provocation ni une déclaration d’amour gratuite, mais bien un manifeste à la fois rageur et sincère envers un pays divisé sur la question de la tolérance et de l’accueil des immigrés. Refusant tout communautarisme et fustigeant l’idée d’être cantonné à un ghetto, Rachid Taha ira même jusqu’à déclarer son rejet du célèbre slogan de l’association S.O.S. Racisme, faisant malicieusement mine de ne pas saisir sa portée pacifiste (« Touche Pas À Mon Pote ? Mais ça veut dire quoi ça ? Je veux qu’on me touche, moi ! » s’exclamera-t-il alors).
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C[/mks_dropcap]omme tout déraciné, exilé de gré ou de force, dont les espoirs se heurtent à la froideur du réel, Taha finira par s’inventer le monde de ses rêves, et aura au moins la chance de pouvoir (se) le représenter à travers sa propre musique : après la dissolution de son groupe à la fin des années 80, il se lancera dans une carrière solo qui brassera alors toutes ses marottes musicales, mariant les transes raï de l’algérienne Cheikha Rimitti aux salves de blues en fusion de Led Zeppelin, comme la grandeur d’âme de l’égyptienne Oum Kalsoum aux glaviots nihilistes des Sex Pistols, ce qui lui vaudra d’ailleurs le sobriquet de Rachid « Rotten » Taha, en référence au nom de scène de John Lydon, leader de ces derniers. C’est en retrouvant l’ami Steve Hillage, rencontré la décennie précédente, que Taha finira par trouver un son qui ne ressemble qu’à lui seul : qu’il emprunte la complainte Ya Rayah à son compatriote Dahmane El Harrachi, pour en faire un brûlot désenchanté et accrocheur qui deviendra un énorme tube en 1997, quatre ans après son enregistrement, ou qu’il se teigne en blond peroxydé sur la pochette d’un troisième album, Olé Olé, qui lorgnera du côté des sonorités techno alors en vogue, son art sera tout entier tourné vers une utopie universaliste, avec sa passion éclectique et dévorante pour seule boussole.
Pourtant, à chaque fois que Rachid Taha connaîtra un succès d’envergure, celui-ci se parera systématiquement d’une forte dose de malentendu. Notamment lorsqu’en 1999 germe l’idée, sur le modèle des fameux Trois Ténors réunissant José Carreras, Placido Domingo et Luciano Pavarotti, de rassembler sur une même scène la star absolue du raï Cheb Khaled, la jeune pousse prometteuse Faudel et le vilain canard noir que restait cet irréductible punk dans l’âme, le chanteur sera pris dans un tourbillon médiatique qui lui donnera une envergure internationale, bien au-delà des frontières de son pays d’accueil. Le triomphe du disque 1, 2, 3 Soleils qui témoignera de ce concert exceptionnel constituera alors une victoire à la Pyrrhus pour cet artiste soucieux d’intégrité et d’authenticité : associé à une étiquette orientale trop réductrice pour lui, Rachid Taha répliquera fin 2000 de la plus fulgurante des manières, avec le fantastique Made In Medina, condensant dans un même moule toutes ses obsessions mélomanes, entre la poésie du luth de son fidèle complice Hakim Hamadouche et de puissants riffs de guitare électrique, s’appuyant sur des rythmiques électro-rock, des pulsations chaâbi ou des transes gnawa pour asséner son propos.
Ironiquement, c’est avec cet album, son plus dur à ce jour, que Taha remportera début 2001 une Victoire de la Musique dans la catégorie world qui, habituellement dévolue à des œuvres plus traditionnelles ou exotiques, ne représentait que très partiellement la ligne artistique de cet électron libre. Mais peu importe : Rachid évoluait alors dans la sphère des très grands, aussi bien sur le plan musical que dans une dimension humaine. Ainsi, le pionnier ambient Brian Eno, le guitariste Mick Jones des Clash ou le chanteur Robert Plant (ex-Led Zeppelin), pour n’en citer qu’une poignée, ne tarissent pas d’éloges sur lui, et son aura exerce en retour une influence indiscutable sur eux.
Que ce soit au travers des deux recueils de reprises électrisantes du répertoire traditionnel algérien (Diwân 1 et 2, publiés en 1998 et 2006), d’un duo rocailleux avec le tribun Christian Olivier des Têtes Raides (sur le puissant Tékitoi? de 2004) ou d’un sample de la divine Oum Kalsoum (encore elle) sur le martial et hypnotique Zoom Sur Oum, extrait de son dernier album à ce jour paru en 2013, Rachid Taha aura fait du concept d’appropriation culturelle, si discuté de nos jours, un cheval de Troie imparable pour tordre le cou aux préconceptions les plus réactionnaires. On peut même parler de RÉ-appropriation justifiée lorsqu’il relève l’emprunt aux musiques orientales de la bombe Misirlou de Dick Dale, rendue célèbre par son inclusion dans le Pulp Fiction de Quentin Tarantino, et en singe le gimmick en retour sur son propre Jungle Fiction, ou encore lorsqu’il explique qu’il est fort possible que The Clash se soient inspirés de Carte de Séjour pour leur tube Rock The Casbah, qu’il reprendra, pas chien, dans une version explosive, à la fois admirative et irrévérencieuse.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]T[/mks_dropcap]oute sa vie, Rachid Taha aura traversé les excès les plus fous, plongé dans les sensations les plus extrêmes et suscité les rapprochements les plus audacieux dans un seul but : à défaut de pouvoir donner une réalité tangible à ses rêves, il leur aura donné corps dans ses performances aussi régulièrement enflammées que ponctuellement erratiques (et parfois les deux en même temps), et dans ses disques aussi brillamment éclectiques que profondément bouleversants, traçant un sillon unique qui, pour le coup, aurait bien dû valoir à son initiateur une route à son nom.
Alors qu’il avait encore plein de projets en tête, que ce soit pour le collectif Couscous Clan fomenté avec son complice Rodolphe Burger, avec son vieil ami Steve Hillage qu’il allait bientôt retrouver sur scène avec orchestre, ou pour un nouvel album studio, maintes fois repoussé mais dont la sortie semblait (enfin) imminente, Rachid Taha s’est éteint à son domicile de la région parisienne, dans la nuit du mardi 11 au mercredi 12 septembre 2018, à quelques jours à peine de son soixantième anniversaire.
Que sa bienveillance désintéressée, son énergie contagieuse et son authenticité rieuse soient un modèle pour toutes et tous.