[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#470101″]L[/mks_dropcap]La cérémonie de remise des Prix Libr’à nous 2020 a eu lieu le 6 mars dernier. Cette année, c’est le Centre culturel canadien qui accueillait la manifestation, et l’auteur québécois Christian Guay-Poliquin, lauréat 2019 pour Le poids de la neige, qui en était le parrain. C’est donc lui qui a ouvert la soirée, après l’accueil de Valérie Caffier et Sonia Petit, co-organisatrices du Prix Libr’à nous, rappelant l’importance de la littérature et rendant un émouvant hommage à Hubert Mingarelli, romancier français disparu en janvier 2020. 636363
Christian Guay-Poliquin : « Mon dernier roman commence à être loin derrière. Autrement dit, si je me « transatlantise » une fois de plus, ce n’est pas pour vous parler encore une fois de la fertilité narrative des hivers terribles, ni de la fiction post-apocalyptique, ni du suspens de mes histoires où il ne se passe rien. J’aimerais profiter de ma présence pour vous rappeler à quel point, dans le court éclair d’une vie sur terre, la littérature est l’unité de mesure qui nous permet d’embrasser plus grand que nos bras ne peuvent étreindre, de vivre plus fort que ce que notre quotidien nous permet. En disant cela, je dis beaucoup et trop peu à la fois. Mais je sais une chose, c’est que la fragilité de l’existence est le moteur essentiel de l’aventure littéraire.
N’est-ce pas là d’ailleurs le cas des œuvres d’Hubert Mingarelli, disparu il y a quelques semaines, trop jeune, trop tôt, trop vite. Sa mort secoue les consciences car on refuse trop souvent de considérer la précarité de nos édifices. A ceux qui auront la chance de découvrir Hubert Mingarelli, je voudrais dire ceci. Les personnages d’Hubert Mingarelli courent les paysages, sillonnent les campagnes, arpentent le monde. Chez lui, le territoire n’est pas à conquérir, ni même à traverser. Il est plutôt le miroir des contrées intérieures, du dialogue trouble que nous entretenons avec nous-mêmes, et donc de toutes les avancées maladroites et des mains tremblotantes que nous tendons vers les autres. Mingarelli redonne ainsi la dignité aux doutes, aux incertitudes et aux silences qui nous unissent tous dans une humanité en quête de profondeur et de simplicité.
J’aimerais remercier et féliciter encore une fois toute l’équipe du prix Libr’à nous car à chaque automne, au moment où on entend gronder les placards des mécaniques des grands prix littéraires, alors que les logiques commerciales exacerbent nos fatigues culturelles, alors que les élans de la création se confondent en tournées de promotion, il existe par chance des prix de libraires, de lecteurs, de lycéens, qui célèbrent des textes en-dehors du consensus de l’industrie. Sur ce, je vous souhaite une excellente soirée et souhaite une longue vie aux textes primés. »
Le prix Libr’à nous 2020 dans la catégorie « Imaginaire » est décerné à Alain Damasio pour Les Furtifs (éditions La Volte). En l’absence d’Alain Damasio, c’est l’éditeur qui s’est chargé de recevoir le prix, et qui a laissé la parole à Esther Szac, qui a typographié, mis en page le livre et étroitement collaboré avec Alain Damasio tout au long de ce projet. C’est donc elle qui s’est chargée de lire le message rédigé par l’auteur pour l’occasion :
« Recevoir un prix francophone issu de libraires des 5 continents, en toute indépendance et liberté de choix, a une tout autre saveur pour moi que d’être adoubé par un jury littéraire franco-français ou, plus étroitement encore, par ce mélange étrange de patates germées, de cervoise et de lard qui donne son fumet familier au germanopratin. C’est comme si mes Furtifs avaient voyagé à travers le monde, clandestinement, en tapinois, dans des coques et des cales, par les routes et les soutes, pour venir hanter quelque esprit large et y laisser, en repartant, leurs frissons vibrer dans les nerfs, les os et les murs quelque part, à Hanoï ou à Shanghaï, à Nouakchott, à Dakar, à Kinshasa ou à Ziguinchor, filant plus au nord vers Agadir, Casablanca, Rabat, Alger, Tunis ou Tanger, puis traversant à la nage pour toucher Barcelone, Athènes, Beyrouth et même Alep, bifurquant encore par Sofia, Bucarest, Berlin, Copenhague, virant vers Londres et la Belgique pour retomber en France et s’envoler encore, d’un coup d’aile et de bec, vers l’Amérique et le Québec.
Avoir été lu sur toutes ces terres, même modestement, même par une seule personne, sous tous ces ciels, dans toutes ces cultures où la française langue est comprise et parlée, est quelque chose de magnifique. Avoir, en outre, été distingué par vous parmi des centaines de livres, laisse augurer que les Furtifs vivront dans vos librairies lointaines et y propageront cette plus haute forme du vivant dont j’ai tenté de les doter. N’ayant pas pu venir partager avec vous ma joie de recevoir ce prix, j’ai confié mon texte et la voix qui le porte à celle qui fut la typographe et même la typoétesse de ce roman, qui en est presque la co-autrice par la finesse des signes et des lettres mutantes dont elle a métamorphosé la langue furtive. C’est sa voix que vous entendez en ce moment, par une ventriloquie qu’elle a bien voulu accepter d’assumer. Merci d’avoir créé ce prix libre, si libre, presque anar, qui s’appuie sur celles et ceux qui font que le livre est beaucoup plus et bien autre chose qu’un produit : les libraires. Chaque fois que je prononce ce mot, j’entends à la fois la liberté filante de l’air, qui est respiration, vent et tempête. J’entends aussi cette portion d’espace, ce champ, cette zone où les hauts murs des rayonnages sont des portes secrètes et les couloirs des sentes où s’échapper, furtivement. Libre aire de lancement, libre aire d’atterrissage, de repos, de jeux, libre aire urbaine, linguistique ou continentale, libre aire du livre vibré, noir de givre, du vivre ivre, libre aire bruissant de titres à fleur de lettres, passer d’un chuchotis, d’une clameur, d’une envie aux lecteurs qui n’en savent encore rien et vont bientôt, grâce à vos judicieuses suggestions, s’ouvrir au monde.
Merci de continuer à exister au beau milieu de ce pays virtuel, féroce et infectieux qu’on doit bien se résoudre à baptiser l’Amazon-ie et de refuser de vendre des briques de papier comme on vend des moellons dans les entrepôts. Merci pour vos mains de papier, vos sangs d’encre et pour cette biblio-diversité dont vous êtes les sels et les semences, à la fois la terre, les serres chaleureuses et l’eau féconde. Et merci encore pour ce Prix de l’Imaginaire qui m’honore. Dans une époque où les technologies quotidiennes nous piègent librement dans leurs machinations et nous vendent leurs « imachinaires », il est plus que jamais temps de « maginer », sans images, juste avec des lettres noires sur des pages blanches, maginer le monde, en déployer la majesté et des séismes la magnitude, en faire lever la neige et la magie, en animer le magma et les marges, maginer comme on détraque une machine pour être à nouveau libre. Libr’à nous, merci. »
L’éditeur a conclu par ces mots : « Une année dont j’osais à peine rêver, incroyable de se dire que 15 ans après la création de la maison pour La Horde, du même Damasio, il y a autant d’accueil, autant d’écoute. Un plébiscite des lecteurs et des libraires : nous allons continuer, il y a bien d’autres livres à La Volte que je vous invite à regarder, et nous allons continuer pour au moins 15 ans encore. »
Le Prix Libr’à nous 2020 dans la catégorie BD était remis par Virginie Migeotte (Monsieur Toussaint Louverture, lauréat 2019) à Alain Ayroles et Juanjo Guarnido pour Les Indes fourbes (éditions Delcourt). C’est Juanjo Guarnido qui a reçu le prix et remercié les libraires en ces termes.
« Le beau ténébreux (Alain Ayroles) n’est pas là, donc c’est moi qui vais vous remercier du fond du cœur. Ce livre a dépassé toutes nos espérances, même si nous y lui avons donné beaucoup de temps. Ce livre de grand format bénéficie d’une présentation somptueuse, et je veux remercier toute l’équipe qui a travaillé sur ce titre. Je veux aussi rendre hommage à Monsieur Beau Ténébreux qui a encore une fois réussi une prouesse : ce n’est pas pour rien que j’ai voulu travailler avec lui pendant toutes ces années. Il a accompli la prouesse de faire un livre sur l’Espagne en langue française, tout en reproduisant avec une fidélité et une virtuosité extrêmes le style de l’écrivain qui est à l’origine de ce livre, qui est une des plus grandes figures des lettres espagnoles (…) Le texte est somptueux, du pur Alain Ayroles, sans un seul vers alors qu’il nous a habitués à écrire en alexandrins. Enfin, je voudrais remercier chaleureusement les libraires qui ont constitué ce jury, et tous les libraires francophones à travers le monde. Cette récompense est d’autant plus émouvante : ce succès est le fruit du travail des libraires, et d’un soutien formidable de leur part, malgré une grosse pagination et un prix en conséquence ! Les libraires arrivent à vendre le livre dans le rayon BD, bien sûr, mais aussi dans le rayon histoire et le rayon littérature. Le bouche à oreille part du travail exceptionnel des libraires, avec lesquels nous avons tissé un véritable lien affectif. Merci à eux. »
Le Prix Libr’à nous 2020 dans la catégorie Polar a été remis par Marie Moscoso (Gallmeister, lauréat 2019) à Hervé Le Corre pour Dans l’ombre du brasier (Rivages).
Hervé Le Corre : « Merci à tous les libraires d’une façon générale qui, à chaque fois que j’entre chez eux, sont constamment en train de manipuler mon esprit pour que je me ruine, merci à eux pour cette perversité. J’adore ça. Ou bien ils vous laissent errer, l’air de rien, ou bien, lorsqu’on les connaît un peu, ils vous tentent : « tu devrais lire ça ». Et je me laisse toujours tenter. Je me rappelle un premier exemple de cette espèce de fourgue qu’est la librairie : un libraire de Bordeaux qui m’a fait lire un de mes premiers Philip Roth. Qu’ils aient distingué ce livre en particulier parmi une sélection qui était plutôt digne me va droit au cœur. Merci aux éditions Rivages qui depuis 15 ans m’accompagnent, c’est de l’amitié tout ça : merci à Jeanne Guyon, merci à François Guérif, et spécial dédicace à Thierry, mon « poteau », d’être discret et têtu. Enfin, merci aux Communards, parce qu’ils ont osé. »
Le Prix Libr’à nous 2020 dans la catégorie Album Jeunesse, a été remis par une représentante des éditions Fourmi rouge (lauréat 2019) à Joe Todd-Stanton pour Jules et le renard, traduit par Isabelle Reinharez (L’École des loisirs).
Joe Todd-Stanton : « Je ne parle pas français, donc je ne vais pas vous embêter trop longtemps avec mon anglais. En passant, je voudrais m’excuser pour mon pays et ce qui vient de passer, remercier mon éditeur, ma traductrice – comme vous pouvez le constater, elle m’est indispensable – et bien sûr, merci aux libraires ».
Le prix Libr’ànous 2020 dans la catégorie « Littérature jeunesse » a été remis par Marianne Durand des éditions Nathan Jeunesse (lauréat 2019) à Vincent Villeminot pour Nous sommes l’étincelle (Pocket Jeunesse).
Vincent Villeminot : « Nous échangions il y a quelques semaines avec Marion, une autre nominée de cette sélection, et nous parlions de Joseph Andras qui a refusé le Goncourt du premier roman en 2016, en affirmant que l’idée même de compétition était étrangère à sa conception de la littérature, et il avait parfaitement raison. Si je reçois ce prix avec joie ce soir, c’est que je sais que je n’ai pas remporté ce prix contre les autres nominés, mais avec elles et eux, grâce à elles et à eux. Nous écrivons les uns avec les autres, nous nous nourrissons les uns des autres. Je voudrais remercier ma maison d’édition et tous ceux qui y travaillent. Je veux remercier un type royal, mon éditeur, Xavier Dalmeida, qui n’a pas pu être là ce soir. C’est grâce à lui, à sa confiance a priori, que j’ai pu me consacrer entièrement à mon travail. Ce sont nos relectures qui ont poussé le manuscrit dans ses retranchements pour le rendre tel que je le voulais. Je reçois un prix de libraires : certaines et certains d’entre eux me portent depuis dix ans pour mes livres précédents, y compris les difficiles, les invendables mais aussi les contagieux. C’est Ivan, libraire à Lyon, qui m’a encouragé à continuer à écrire des livres politiques. C’est devant chez Mickaël, à la librairie de Paris place de Clichy, que nous avons décidé de couper définitivement le titre, à l’issue d’une de ces réunions d’auteurs, éditeurs, libraires autour d’un roman précédent, paru en littérature vieillesse. C’est chez une amie Véronique et son mari Jean-Pierre, tous deux ex-libraires, que je suis allé respirer la forêt de Dordogne pour terminer L’étincelle. Je me rappelle aussi un message de Sonia, le soir de Noël 2018, quatre mois avant la sortie. Elle venait de terminer la lecture des épreuves, et j’en étais au stade où je faisais des amendements, des corrections sans fin. Je ne savais plus du tout où j’en étais. Et elle m’a dit : « Tu y es. » Depuis la sortie, vos lectures et vos avis m’ont touché, rempli de joie, bouleversé et même parfois énervé. Sans vous, les libraires, je ferais mon boulot dans mon coin, avec la même passion, mais sans rencontrer les lectures qui permettent à un roman de se déployer. De devenir de la littérature, ce truc qu’on cherche tous, qui se produit entre nos textes et un lecteur, une lectrice, parfois cinq ans après l’écriture. Qui se produit à Lannion, à Limoges, à Laval, à Lyon, à Paris et ailleurs. Sans votre engagement, sans votre fidélité, dans l’environnement actuel où la vie des livres est de plus en plus courte, je ne pourrais concrètement pas vivre de ce boulot. Je disposerais de moins temps pour écrire : mes romans seraient moins amples, mes forêts mieux bornées, mes chronologies plus ramassées. Ce serait sûrement passionnant à faire, mais ce ne serait pas L’étincelle. Merci donc pour les vivants et les morts de ce livre, merci de les avoir lus et aimés, merci de les garder sur les tables. Merci à l’équipe de Libr’à nous et à tous ceux qui ont voté pour ce livre, qui a été sans doute le plus ambitieux et le plus compliqué de tous ceux que j’ai écrits. C’est le premier où j’ai le sentiment d’avoir réussi plus de choses que je n’en ai ratées. Et je suis infiniment touché de vous entendre, vous, collectivement, me le confirmer ce soir. »
Le prix Libr’à nous 2020 dans la catégorie « Littérature étrangère » est remis par Marie Moscoso (Gallmeister, lauréat 2019) à Tommy Orange pour Ici n’est plus ici, traduit par Stéphane Roques (Albin Michel).
C’est l’éditeur de Tommy Orange qui sera la « voix » de l’auteur : « J’ai eu Tommy au téléphone cet après-midi, mais avant de vous livrer son message, je voudrais dire que sans les libraires, les éditeurs ne sont pas grand-chose… On a de plus en plus besoin des librairies, dans ce moment où nous sommes soumis à pléthore d’informations et à une forte compétition, pour faire en sorte que ce soient des lieux où des écrivains peuvent commencer une carrière. Publier, c’est une chose, on peut s’auto-éditer sur internet, mais est-ce qu’on est lu pour autant ? Est-ce qu’on est accompagné ? Je pense ce soir à un homme qui a fait beaucoup pour l’édition et la librairie, Jérôme Lindon, l’un des artisans de la loi sur le prix unique du livre. Il disait souvent : « Ça ne m’intéresse pas de savoir qui est le cent-millième lecteur d’un livre. Ce qui m’intéresse, s’est de savoir qui sont les mille premiers. » Je crois que grâce au réseau de librairies indépendantes en France, ces mille premiers lecteurs ont la chance de pouvoir naître et donner naissance à des auteurs et à des œuvres. Aujourd’hui, les librairies sont un rempart contre l’uniformisation et la culture de masse.
Ce soir, je représente deux personnes, l’auteur qui vit à San Francisco et le traducteur qui vit à Saint Pétersbourg. Tommy m’a confié ce message : « J’aurais vraiment aimé ce soir que San Francisco ne soit pas aussi éloigné de Paris afin de pouvoir être parmi vous et vous dire à quel point ce prix de libraires me touche. J’ai été libraire pendant plusieurs années, et c’est là que j’ai découvert la littérature et des auteurs comme Roberto Bolano, Toni Morrison ou Louise Erdrich, qui continuent à influencer le romancier que je suis devenu. A l’époque, je m’intéressais surtout au sport de compétition et à la musique, et je crois bien que j’avais obtenu ce poste davantage grâce à mes capacités à porter les cartons qu’à mon intérêt pour la littérature. C’est la librairie qui a fait de moi le lecteur que je suis. Je sais que les libraires sont les meilleurs lecteurs qu’un écrivain puisse rencontrer. Que mes personnages aient pu vous toucher me va droit au cœur. Si je suis un Cheyenne, si j’ai du sang indien dans les veines, j’ai aussi du sang français. Mon arrière-grand père maternel et ses deux frères ont quitté leur village près de Bordeaux pour partir en Californie au début du XXe siècle. Et ce soir, je suis très fier, grâce à vous, d’être aussi un peu, en partie, français. Merci pour ce beau cadeau que vous me faites. »
Le Prix Libr’à nous 2020 dans la catégorie « Littérature francophone« , est remis par Christian Guay-Poliquin (lauréat 2019) à Bérengère Cournut pour De Pierre et d’os (éditions Le Tripode). C’est son éditeur qui reçoit le prix en son nom, puis lit le message adressé par Bérengère Cournut.
« Bérangère était engagée de longue date pour le festival Atlantide, et hier, son train pour Nantes s’est retrouvé bloqué en rase campagne. Et elle a pensé à vous. Voici son message.
« Chers libraires et vous tous réunis pour célébrer les livres et la liberté qu’ils nous donnent, je vous écris depuis un train qui roule vers Nantes mais je vous parle par l’entremise de mon éditeur, situation banale d’une parole par procuration quand quelqu’un ne peut pas se trouver en deux endroits en même temps. Pourtant, n’est-ce pas un peu magique tout de même ? Car je pourrais le dire autrement, sans rien trahir de la réalité. Celle que vous avez choisi d’honorer vous parle depuis un autre corps que le sien, en même temps que depuis un passé révolu. Assise à bord d’une grosse machine de fer lancée sur les rails immergés, elle fait lentement chemin vers l’Atlantide et son organisateur Alain Mabanckou.
A cet instant, certains se demandent sûrement : « Que fait-elle? » Certainement embarrasser et amuser mon éditeur, mais aussi vous remercier. Vous remercier de plusieurs miracles à l’œuvre dans un monde dont on dit qu’il est morne, triste et sans espoir, mais où pourtant je vois nombre de signes susceptibles de faire naître où renaître la joie et l’espérance. Le premier de ces miracles est que malgré le regret que j’éprouve à l’idée de ne pas être présente à la remise de ce prix, je passe un bon moment avec vous par la force de l’esprit et des inondations qui ralentissent la vitesse de mon train vers Nantes. Par votre vote, vous transformez un retard SNCF et mon angoisse climatique en un instant de grâce, de partage et de gratitude. Il vous faut imaginer l’eau ruisselant des deux côtés de la voie, aux abords de Sablé-sur-Sarthe, les champs et les bois immergés à perte de vue vers Angers, ou encore la Loire déferlant largement au-delà des limites de son lit, à l’approche de Nantes, déclarant l’estuaire bien plus tôt que d’ordinaire. Tant d’eau de toute façon finit par provoquer ma joie, mais pouvoir partager cette émotion la décuple.
« Oui, c’est un gentil tableau qu’elle nous dresse là, vous dites-vous maintenant, mais pourquoi diable raconte-t-elle tout ça ? » Eh bien, pour affirmer quelque chose auquel vous avez sûrement adhéré en lisant, puis en élisant De Pierre et d’os, et auquel me ramène souvent Élisée Reclus, un géographe anarchiste auteur de la merveilleuse Histoire d’un ruisseau. Je veux parler de la course des éléments et, plus précisément, du fil de l’eau. Au début, c’est tout discret, ça n’a l’air de rien. Ça part des profondeurs souterraines ou du sommet des montagnes, d’endroits que personne n’habite ni ne voit clairement. Puis, petit à petit, ça commence à suinter et à bruire, un filet d’eau est né qui désaltère la terre et quelques animaux. Bientôt, c’est un ruisseau, une rivière et un fleuve sur les rives duquel tout le monde se rassemble. Les fleuves sont des points névralgiques du territoire, des voies de communication où par endroits des communautés s’arrêtent et enflent. A la rumeur de l’eau s’ajoute soudain celle de la ville, et c’est le brouhaha. Mais voilà qu’une grappe d’humains s’échappe à nouveau et vogue jusqu’à la mer. L’aventure se renouvelle et recommence sur une autre rive, un autre rivage, de l’autre côté de l’océan, très loin d’ici. L’eau, partout, aura été le véhicule et le chemin.
« C’est de plus en plus bizarre, ce qu’elle raconte, hier, depuis son train, se disent certains. » Alors je viens maintenant où l’eau voulait me faire venir. De pierre et d’os est un livre sur l’eau dans tous états, sur les confins gelés des régions arctiques, sur un peuple qui marche l’eau depuis des millénaires, en toute discrétion. Je veux parler des Inuits. Ce n’est pas un livre destiné à rencontrer massivement le public des montagnes, des grandes plaines et des rivages éloignés. Et c’est pourtant ce qui s’est passé grâce à vous, libraires et lecteurs de tout poil. Chacun d’entre vous dans son coin, derrière son comptoir ou son écran, par-delà les frontières, les cours d’eau et les mers, a accompagné ce livre vers de nouveaux lecteurs et le miracle s’est produit. Une large reconnaissance, une large audience pour un roman dont je ne pouvais pas me douter un instant qu’il connaîtrait un tel destin. Alors merci à vous, merci au Tripode, merci de ma part et merci aussi de la part de tous les auteurs qui travaillent longtemps seuls dans leur grotte et qui, un jour, ont le désir et l’audace de vouloir rencontrer des lecteurs. Au côté des éditeurs, vous êtes les défricheurs de ce vaste territoire qu’est la littérature, dans tous ses états, tous ses genres. Je salue ici l’ensemble de votre travail ainsi que la sélection qui était la vôtre cette année. J’y ai trouvé ou retrouvé quelques pistes inexplorées que je me suis empressée de suivre ou de relayer. Une dernière fois, merci à tous. »
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