[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#acb543″]L[/mks_dropcap]es Éditions Le Mot et le Reste font un travail éditorial important, celui de republier l’écrivain américain Henry David Thoreau. Son œuvre protéiforme n’a connu le succès et la reconnaissance qu’après sa mort. L’auteur de Walden connaît depuis les années 2000 un regain d’intérêt ainsi que des publications de ses écrits parfois tronqués et le plus souvent dans des traductions hasardeuses. Les Éditions Le Mot et le Reste ont fait appel au spécialiste français de Thoreau, Michel Granger, pour établir ces éditions mais aussi à d’excellents traducteurs tels que Brice Matthieussent pour le chef-d’œuvre Walden.
Écrivain à contre-courant et plus que jamais actuel, il fallait rendre accessible Thoreau, dont l’écriture est source de réflexion constante et dont il faut prendre le temps de savourer l’arôme subversif. Il faut saluer ce travail et nous avons voulu interroger l’artisan de ces rééditions, Michel Granger, pour parler avec lui de Thoreau, ce qu’il fut et ce qu’il est aujourd’hui.
Adrien Meignan : Comment avez-vous rencontré Thoreau et quand ? Qu’est-ce qui a déclenché en vous le désir de l’étudier ?
Michel Granger : Kenneth White, à l’Institut français d’Écosse, a été le premier à m’enthousiasmer pour la littérature américaine du milieu du xixe siècle ; l’année suivante, j’ai suivi à Lyon les cours du professeur Maurice Gonnaud sur Walden. Il faut dire que c’était en 1968, période où les paroles fortes, intransigeantes, de Thoreau contre l’emprise étouffante de la société de Nouvelle-Angleterre pouvaient trouver un écho certain. Je reconnais que ma lecture d’alors était bien partielle. J’ai ensuite entamé une recherche sur ce penseur relativement peu connu en France, dont je percevais toute la richesse.
Thoreau a été peu connu jusqu’à un intérêt assez nouveau avec comme preuve une multiplication éditoriale importante et assez désordonnée. Pouvez-vous nous parler de ce phénomène, de son évolution et de ce que vous en avez pensé ?
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En simplifiant, car cette question nécessiterait de longs développements, disons qu’après l’engouement relatif des années 60 pour Thoreau, on ne trouvait plus guère chez les libraires que Walden et La Désobéissance Civile, souvent dans des rééditions de traductions des années 1920 par Louis Fabulet et Léon Bazalgette. Le Cahier de l’Herne (1994) — des essais de Thoreau et des contributions par une douzaine d’universitaires — est passé totalement inaperçu. C’est à partir des années 2000 que sont apparues de nouvelles traductions de qualité et surtout que d’autres œuvres de Thoreau sont devenues accessibles.
C’est moins la dimension littéraire de l’œuvre que la pertinence pour les problèmes de notre époque qui a suscité le renouveau éditorial : Thoreau a alors été plus perçu comme philosophe, comme précurseur de l’écologie et de la décroissance, capable d’offrir aux lecteurs des idées originales, des « pas de côté », pour adopter de nouvelles perspectives face à l’économisme envahissant et réfléchir à l’état de la société et de la planète. Des éditeurs, des libraires, quelques magazines, France Culture ont voulu faire connaître la dimension « alternative » de sa pensée.
Ce renouveau, ce regain d’intérêt dans les années 2000 pour Thoreau le philosophe et précurseur, a-t-il selon vous éclipsé le côté protéiforme de son œuvre ?
Thoreau a été poète, naturaliste, résistant aux institutions, abolitionniste, philosophe de la vie simple et bien d’autres choses encore : chaque lecteur trouve dans la diversité de ses écrits, les Essais, Walden, Journal ou les récits d’excursions, ce qui lui parle et stimule sa réflexion. Chaque époque tend à adopter une lecture particulière : lorsqu’il a commencé à devenir célèbre dans les années 1880, on appréciait surtout qu’il savait décrire la nature ; c’est pourquoi les manuels scolaires reproduisaient de belles pages qui illustraient ce talent. Il est d’ailleurs considéré actuellement comme le père du « nature writing » et un modèle pour de nombreux écrivains contemporains de la nature. L’intérêt d’un public écologiste, décroissant ou libertaire, à un moment donné, n’enlève rien à la richesse de son œuvre.
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L’intérêt tardif pour Thoreau peut paraître surprenant sur un point. Quand on lit son œuvre, elle semble être très localisée dans la Nouvelle-Angleterre du milieu du XIXe. Comment expliquez-vous ce paradoxe ? Est-ce par son émancipation des influences transcendantalistes ?
Thoreau s’est intégré au milieu intellectuel des environs de Boston par son lien premier avec Emerson. Puis il a fait la connaissance d’Horace Greeley, rédacteur de la New-York Tribune, qui a publié ses articles et lui a servi d’agent littéraire. Les « Transcendantalistes », surnom péjoratif revendiqué par le groupe informel qui gravitait autour d’Emerson, avaient la réputation de s’intéresser à des balivernes, des idées fumeuses : cela n’aidait guère Thoreau à se faire publier par la presse dominante, d’autant qu’il était un non-conformiste au franc-parler impitoyable, un « fainéant » qui passait son temps à se promener dans la nature… Dissident critique des institutions politiques américaines et de l’esclavagisme du gouvernement fédéral dès les années 1840, il ne pouvait être populaire auprès des conservateurs, et en particulier des Sudistes. Enfin, Thoreau a toujours revendiqué l’enracinement dans son village qu’il n’a guère quitté, refusant l’idée de voyager. Pour ces raisons, sa réputation a été essentiellement posthume.
L’aspect subversif et donc politique de Thoreau peut-il avoir occulté la qualité son écriture ? Avec ces nouvelles traductions, on peut s’apercevoir que la langue de l’écrivain est très belle, surtout quand il décrit la nature.
Il y a de multiples « usages » d’un texte, mais une « bonne » lecture n’extrait pas arbitrairement le fond en faisant abstraction de la forme. Si Thoreau a rédigé sept versions de son chef-d’œuvre Walden en 1847 et 1854, c’est qu’il cherchait une langue adéquate pour traduire l’originalité de sa pensée, une formulation « extra-vagante » sortant des sentiers battus.
La première version issue d’une conférence, « Histoire de moi-même », n’a pas grand intérêt puisqu’il lui manque le long travail poétique qui donne sa puissance à Walden. La qualité des traducteurs des Éditions Le Mot et le Reste, ainsi que les relectures minutieuses par l’éditeur, sont évidemment essentielles pour rendre accessibles la richesse et la complexité de l’œuvre. L’attention à la musicalité, le ton juste, ralentissent la lecture (si l’on n’a pas l’habitude de sauter les descriptions !) et incitent à écouter le texte avec plus d’attention, pour entendre la voix de Thoreau lorsqu’il dit que les hommes triment et se trompent ou lorsqu’il décrit son bonheur à contempler la surface du lac : Nul poisson ne bondit, nul insecte ne tombe dans le lac sans que des rides concentriques n’en proclament la nouvelle en lignes de beauté, comme un constant débordement de sa fontaine, la douce pulsation de sa vie, le soulèvement de son sein.
Pouvez-vous nous parler de votre travail avec les Éditions Le Mot et le Reste ?
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J’ai été contacté en 2006 pour un travail collectif en tant que professeur de littérature américaine du XIXe siècle et spécialiste de Thoreau : il s’agissait d’accompagner les traducteurs, d’apporter la connaissance de la langue et de la culture de l’époque. J’ai eu à discuter de points obscurs, à élucider des allusions mystérieuses, parfois en demandant des explications à des collègues américains. J’ai relu les traductions, rédigé les introductions et les notes qui aident à se repérer dans la culture du milieu du XIXe siècle.
La langue de Thoreau n’est pas celle de l’Amérique de Trump ! Pour prendre un exemple, « Walden pond » que Louis Fabulet (1922, Gallimard) traduit par « étang », mot toujours employé dans la plupart des rééditions actuelles : c’est une erreur car en Nouvelle-Angleterre pond et lake sont interchangeables. Thoreau emploie les deux termes indifféremment. En plus, c’est un contresens, car Thoreau a sondé la profondeur du lac à 30 mètres, dimension essentielle pour l’imagination, dit-il. Le Mot et le Reste a ainsi publié les principaux essais, une excellente nouvelle traduction de Walden qui préserve la qualité poétique du livre, et une sélection « raisonnable » du Journal à partir des 7000 pages dont beaucoup manquent d’intérêt. J’ai aussi édité une anthologie des textes de Thoreau sur les animaux et un florilège de belles pages pleines d’actualité, Pensées Sauvages. Les lecteurs français ont ainsi accès à l’essentiel de la pensée de Thoreau.
Les éditions Le Mot et le Reste ont donc maintenant rendu accessibles ces publications en poche. La Vie sans Principe et bien d’autres titres sont disponibles dans chaque bonne librairie à des prix très modérés. Qu’est-ce que cela vous inspire et qu’espérez-vous pour la postérité de Thoreau ?
Les ouvrages traduits par Le Mot et le Reste sont maintenant déclinés en format poche, notamment les essais publiés séparément, à prix modique : il n’y a donc plus d’excuse pour ne pas découvrir Thoreau ! Bien sûr, ses livres ne sont pas destinés à la distraction, à tuer le temps (Comme si on pouvait tuer le temps sans blesser l’éternité, dit-il).
Thoreau n’est pas l’auteur de « romans de plage », mais un écrivain à la pensée exigeante, dérangeante, qui n’aime rien tant que dénoncer les idées reçues. Il est difficile d’imaginer qu’il puisse devenir un écrivain à succès, une célébrité de la rentrée littéraire.
En revanche, les nombreuses crises actuelles et à venir – économique, politique, sociale, écologique – jouent, me semble-t-il, en faveur de la réflexion de ce précurseur qui, depuis son village dans les années 1850, a partiellement anticipé les difficultés de notre époque. Sa distance critique fournit au lecteur d’aujourd’hui, le recul nécessaire pour envisager d’autres modes de vie, d’autres façons de concevoir l’existence humaine. Ses livres n’ont pas pris une ride et son œuvre reste émancipatrice.
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